En changeant la litière quotidiennement, Rebekka offre un nid douillet à ses animaux.
Dehors, la tempête fait rage, la neige tourbillonne dans le vent, qui cherche à s’infiltrer dans l’étable par le moindre interstice pour y déposer un fin manteau blanc. En haut, dans la fourragère, il y parvient en quelques endroits. « Wow, je n’ai jamais vécu ça dans la nouvelle étable. C’est une première », s’exclame Rebekka Strub. Ensemble, nous avons déplacé une jolie table en bois qui se trouvait non loin de la porte pour la mettre à l’abri de la neige. Rebekka réunit quelques planches afin de combler l’espace sous la porte. Astucieuse, elle ne se laisse pas décourager par le premier obstacle venu. L’exploitante de 38 ans, qui possède une maîtrise agricole et a repris la ferme de ses parents Käthi et Pauli Strub en 2017, dégage une aura particulière. C’est une femme peu compliquée, proche des êtres humains et des animaux, ouverte et déterminée – pour ne citer que quelques-uns de ses traits de caractère. D’ailleurs, quand je lui ai demandé si je pouvais passer une journée avec elle au « Hof Horn », elle a tout de suite accepté.
Bien que je connaisse à peine Rebekka Strub, je me sens tout de suite à l’aise avec elle. Une grande satisfaction et une joie de vivre émanent de sa personne. C’est contagieux. Même les animaux semblent y être sensibles. Quand je suis entrée dans l’étable pour la première fois ce jour-là, j’ai tout de suite senti qu’il y régnait un grand calme. À droite, le troupeau de 30 Aubrac et son beau taureau ; au fond à gauche, le troupeau de zébus et son taureau ; enfin, devant à gauche, les 25 chèvres Boer et un bélier. Les animaux observent tranquillement la nouvelle arrivante, se demandant ce qui les attend. « Tu vas voir, les zébus sont très curieux et attentifs. » Rebekka m’invite à faire plus ample connaissance avec le troupeau. Je n’hésite pas une seconde. Elle connaît si bien ses animaux. « J’ai quand même dû garder l’une des vaches zébu à l’œil pour voir comment elle réagirait à ta présence », m’avoue-t-elle par la suite.
« Mais je parle avec mes animaux, je leur explique les règles, et s’ils ne les respectent pas à plusieurs reprises, ils partent à la boucherie. » Pour l’agricultrice tout comme pour l’éleveuse qu’elle est, le bon caractère est un critère déterminant pour garder un animal à des fins d’élevage. La vache zébu a réussi le test, elle semble m’apprécier. Le troupeau m’observe avec curiosité ; plusieurs animaux se laissent caresser. Je leur parle et leur dis qu’ils sont beaux. Cette diversité de couleurs, de motifs, de tailles est un vrai plaisir pour les yeux. Les veaux sont adorables, et certains loin d’être peureux. Lorsque je m’accroupis pour communiquer avec eux à leur hauteur, la petite Estrella presse son mufle contre mon visage. Un deuxième veau tire sur le pan de ma veste derrière moi et un troisième a attrapé mon pantalon. À ma grande joie, Estrella continue de me couvrir de bisous. Pendant quelques instants, j’oublie tout. Le coronavirus n’est qu’un lointain souvenir. J’apprécie le moment présent, je concentre toute mon attention sur les animaux : je me sens heureuse et reconnaissante.
Bien que j’aie envie d’aider Rebekka dans ses tâches ce jour-là, je suis surtout là en visite. La jeune agricultrice vient me chercher à l’arrêt de bus, à Trimbach (SO), et je suis surprise de découvrir de si beaux paysages à quelques minutes d’Olten. Rebekka ouvre la porte de la grange, à l’étage, et m’emmène tout d’abord dans son chalet. Oui, il s’agit bien d’un vrai chalet, avec une cuisine équipée et une grande table. « Je tiens à avoir un endroit agréable où les gens peuvent se retrouver et où nous pouvons manger ensemble. » La cuisine du chalet est avant tout le royaume de la mère de Rebekka, Käthi. Pour midi, elle nous a concocté un superbe menu de plusieurs plats. L’occasion pour moi de découvrir la viande de zébu. Un délice ! Le berger norvégien de Käthi, Smilla, ne la lâche pas d’une semelle. « Je me suis toujours bien entendue avec les animaux », me dit-elle. « Un peu moins avec les humains, mais l’incendie en 2013 a changé la donne. » Après cet épisode tragique, quantités de personnes sont passées au « Hof Horn » pour proposer leur aide. « Pour certaines, je ne m’y serais jamais attendue. Cette expérience m’a rendue plus ouverte et plus douce aussi », confie Käthi. Rebekka confirme ses dires : « Durant la période entre l’incendie et ma reprise de l’exploitation, nous avons beaucoup travaillé sur notre communication avec mon père. Cela n’a pas toujours été facile, mais ça en a valu la peine. » Pauli, le père de Rebekka, reste néanmoins une personne réservée, qui se retire après le repas avec son chien Queenie, un spitz, pour terminer le travail de la journée. En fin d’après-midi, les parents retournent dans leur appartement à Trimbach. « Nous avons choisi de vivre séparément. J’ai repris la nouvelle maison. Je loue l’appartement du bas et habite dans celui du haut. » Rebekka paie ses parents à l’heure. Elle tenait à séparer clairement vie privée et vie professionnelle. Ainsi, pendant la journée, elle appelle ses parents Käthi et Pauli, alors qu’en privé, elle leur dit papa et maman. « Je porte deux casquettes : celle de cheffe d’exploitation – la personne qui commande – et celle de fille. » Apparemment, ce système convient à tout le monde.
Rebekka Strub a optimisé ses processus de travail pour préserver son dos.
En 2013, un incendie a réduit la maison et l’étable de la famille Strub en cendres. Les exploitants ont néanmoins pu sauver tous les animaux, ce qui relève du miracle. « Nous avions 100 animaux à notre charge. Jusqu’à l’achèvement du nouveau bâtiment en 2019, nous les avons placés dans une étable d’urgence et des tunnels. Il n’y avait ni électricité, ni eau courante », raconte Rebekka. Elle a ainsi vécu chez une amie pendant près de six ans, et ses parents, dans un appartement du village voisin. C’est durant cette période intense et difficile que la jeune femme a finalement décidé de reprendre la ferme. Dans un premier temps, elle a suivi la formation de rattrapage d’agricultrice en cours d’emploi, puis enchaîné avec la maîtrise agricole. Elle avait ainsi plus de chances de reprendre le bail à ferme. En effet, ArmaSuisse (Office fédéral de l’armement) est propriétaire du « Hof Horn ». Il y exploite d’ailleurs une place de tir très fréquentée. Rebekka n’y voit aucun inconvénient : « Pour moi, c’est normal. J’ai grandi avec. » En 1968, Pauli Strub a repris le bail à ferme, Käthi le rejoignant une dizaine d’années plus tard. En 1991, ils ont décidé de se convertir à l’agriculture biologique, avant de passer complètement à l’élevage allaitant en l’an 2000. Les exploitants du « Hof Horn » ont à cœur de travailler de manière durable et en protégeant leurs ressources : « Comme mes parents, je favorise autant que possible les cycles fermés. Nous considérons l’agriculture comme une collaboration avec la nature. » Cela s’applique également aux quelque 250 arbres fruitiers haute-tige de diverses variétés que compte le domaine.
Käthi Strub, elle-même grande connaisseuse des animaux et éleveuse expérimentée, est fière de sa fille : « J’ai certes une longue expérience avec les bêtes, mais Rebekka est bien meilleure que je ne l’étais. » Pas étonnant que je puisse me déplacer librement au cœur du troupeau d’Aubrac. « Il faut garder un œil sur la vache dominante, mais rien de plus », explique Rebekka. L’animal en question est en train de manger et m’ignore complètement. Le taureau, qui n’a pour l’heure aucune mission à accomplir, incarne la tranquillité en personne. Je dois avouer que je suis impressionnée, touchée, bref, sous le charme des animaux de Rebekka. On sent qu’elle leur consacre beaucoup de temps. Quand elle travaille à l’étable, elle leur parle, les caresse ou les réprimande s’ils dépassent les limites. Elle évoque le cas de cette vache zébu qui réussissait toujours à s’échapper et à se retrouver dans la fourragère. Rebekka l’a sermonnée maintes fois. Sans succès. L’éleveuse, qui était sur le point de perdre patience, a averti la récalcitrante : « C’est ta dernière chance. Si tu t’aventures encore dans la fourragère je t’amène à la boucherie. » La vache zébu – vous l’aurez deviné – n’a plus jamais posé le pied dans la zone interdite. À propos de boucherie : l’agricultrice amène elle-même ses animaux chez le boucher et reste à leurs côtés jusqu’à leur mort. « Je garde ou vends la plupart des veaux femelles. Ce sont surtout les mâles qui partent à la boucherie », ajoute-t-elle en me présentant sa stratégie.
Chez les Aubrac aussi, Rebekka considère le bon caractère comme un critère déterminant pour l’élevage.
Avant de reprendre l’exploitation de ses parents en 2017, Rebekka menait une tout autre vie. Après avoir terminé l’école de culture générale, elle est partie voyager en France où elle voulait rester une année. Ses parents l’ont ramenée eux-mêmes en Suisse pour qu’elle étudie quelque chose de convenable, tout comme ses deux frères, qui n’ont pas choisi l’agriculture comme métier. La jeune femme s’est décidée pour un apprentissage d’horticultrice-paysagiste. « Trouver une place d’apprentissage n’a pas été facile. Personne n’était disposé à engager une femme », se souvient-elle. Elle a finalement trouvé une place au bord du lac de Thoune. Jusqu’à ce qu’il rencontre Rebekka, son maître d’apprentissage était convaincu qu’il n’engagerait jamais une femme. Heureusement, il a changé d’avis. « Je lui suis si reconnaissante de m’avoir donné cette chance et d’avoir cru en moi », dit-elle en pensant à lui, qui est décédé depuis. Une autre personne l’a aidée à bâtir sa confiance en elle durant son parcours pour devenir agricultrice et éleveuse : il s’agit de Pascal Desbiolles, décédé il y a peu. « Il était vice-président du club de race Aubrac et incroyablement gentil. Il possédait un immense savoir, mais aussi une grande modestie. C’est lui qui m’a poussée à rejoindre le comité du club de race », se rappelle-t-elle. « Les personnes qui croient en moi et en mes capacités à arriver au bout de ce que j’entreprends ont toujours beaucoup compté à mes yeux. » Entre le moment où elle était paysagiste et celui où elle est devenue agricultrice, Rebekka a fait le tour de la planète : « Pendant dix ans, je travaillais en hiver, dans l’événementiel ou la restauration, puis je repartais en voyage. Je n’échangerais ces années pour rien au monde. J’ai découvert tant de pays et rencontré tellement de personnes. Durant cette période, j’ai pris conscience de la chance que nous avons de vivre en Suisse, ce qui m’a aussi aidée après l’incendie. » Sa soif de voyage n’est pas étanchée, mais pour le moment, elle n’a pas le temps. Depuis qu’elle a repris l’exploitation, elle a toujours à faire. Grâce au soutien de ses parents et de ses apprentis, elle peut prendre un jour de congé par-ci par-là : « Andrea a le même âge que moi et suit la formation de rattrapage d’agricultrice. Nous nous entendons très bien et elle m’est d’une grande aide. »
Rebekka est tout aussi attachée à son troupeau de chèvres Boer.
Comme Andrea ne travaille qu’un jour et demi à la ferme, je n’ai pas eu l’occasion de la rencontrer. En revanche, j’ai obtenu un petit aperçu de son travail. « Viens, essaie de conduire le Sherpa », m’encourage Rebekka. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le Sherpa n’est pas un guide de montagne népalais, mais une petite machine électrique équipée d’un racleur. Le Sherpa et moi mettons un certain temps à nous apprivoiser. Conduire avec des joysticks est plus difficile que prévu, mais après quelques manœuvres maladroites, nous parvenons tout de même à déposer le fumier à l’endroit prévu.
Dehors, la tempête sévit toujours. Après le colmatage des dernières brèches et après que Rebekka a retiré ses habits de travail, nous nous retrouvons au chaud dans le chalet pour boire un thé et savourer les gaufres préparées par Käthi. Si je le pouvais, je resterais ici pour cajoler les petits zébus demain matin, nourrir la vingtaine de chats et affronter encore une fois le Sherpa. Je réalise alors que je n’ai pas pris de vêtements de rechange. Ce qui explique pourquoi, durant le trajet qui me ramène à Zurich, personne ne s’assoit à côté de moi. Pour une fois, je suis doublement contente que les autres voyageurs portent un masque.
La cheffe d’exploitation maîtrise bien mieux le Sherpa que l’auteure de cet article. (Photos: Franziska Schawalder)